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Les acteurs d’une révolution

Quelques pionniers du capitalisme industriel

James Jackson

L’histoire de l’implantation de la famille Jackson dans la région stéphanoise est un exemple typique de l’ascension sociale d’un petit entrepreneur au cours de la première révolution industrielle.

James Jackson est un industriel anglais né en 1772 à Lancaster. Il est appelé dans la région stéphanoise par le gouvernement français en 1814 où il importa la technologie de la fabrication de l’acier fondu au creuset.

Installé à Trablaine, près du Chambon-Feugerolles, il employait en plus de ses quatre fils 65 ouvriers dont 14 anglais. Il en fut expulsé par ses créanciers en 1818. Puis il établit à Monthieu une petite fonderie d’acier et une forge à Rochetaillée.

En 1820, Jackson fait construire une fonderie d’acier au Soleil qu’il cède en 1825 à ses fils et se retire à Paris.

Après le départ de leur frère James, parti diriger une usine près d’Albi, la famille achète en 1830 un immeuble à Assailly, sur le territoire actuel de Lorette. En 1840, elle s’associe avec Alexis Massenet, père de Jules Massenet, pour créer à La Terrasse une usine de faux et faucilles.

En 1842, à la suite d’une double union contractée entre les Jackson et les Peugeot (Georges Peugeot épouse Anne Jackson et William Jackson Louise Peugeot) est créée la société « Peugeot aîné et Jackson frères ». Peugeot exploitait alors les usines d’Hérinoncourt et de Port de Roide dans le Jura, qui produisaient de la grosse quincaillerie et des scies.

Les affaires de la famille Jackson prennent alors de l’ampleur. Elle crée en 1854 près de St-Chamond la Compagnie des Hauts-Fourneaux, Forges et Aciéries de la Marine en collaboration avec les forgeurs Petin et Gaudet.

L’entreprise échappa aux Jackson en 1857, faute d’héritiers, lorsque William et Charles prirent leur retraite.

 

Etienne Mimard et son épouse devant la Manufacture, cours Fauriel
Photographie anonyme, début XXe s.

Etienne Mimard et Pierre Blachon

Etienne Mimard, armurier originaire de Sens, fonda la Manufacture Française d’Armes et Cycles de Saint-Etienne avec un autre armurier, Pierre Blachon. L’entreprise est nommée Manufrance en 1947. Mimard dirigea l’entreprise de sa création en 1885 à 1944. Quelques années après la reprise de la société Martinier-Collin, Mimard et Blachon s’installèrent dans le site construit Cours Fauriel à partir de 1892 par l’architecte Lamaizière. Le bilan est important : ils ont créé à la fois une grande manufacture, un centre d’innovation technique, un système inédit de vente par correspondance et un centre d’édition (Tarif-AlbumLe Chasseur français).

Geoffroy Guichard et la création des établissements Casino

L’entreprise Casino est partie d’une simple épicerie installée dans un ancien casino lyrique stéphanois au début des années 1860. Puis Geoffroy Guichard créa sa première succursale à Veauche en 1898. Casino devint la plus grande entreprise succursaliste du Sud-Est à la veille de la Première Guerre mondiale, fabriquant déjà une partie de sa production. La constance de cette prospérité, jusqu’à nos jours, en fait le seul secteur ayant échappé au déclin industriel de la ville au XXe siècle.

 

Exposition Casino

Musée d’Art et d’Industrie, 2020

La culture du travail

L’implantation des ingénieurs et des entrepreneurs dans la région stéphanoise, motivée par les perspectives de développement de l’industrie capitaliste au début de la Révolution industrielle, apparaît quelque peu artificielle. Ce qui a pu laisser croire que la ville serait née au XIXe siècle. En fait, L’Etat comme les capitalistes étaient tout autant attirés par la richesse des ressources minérales que par un savoir-faire multiséculaire dans le secteur de la métallurgie.

De la même façon, la culture bourgeoise qui s’est développée dans la plupart des centres urbains n’existe pas ici. La culture stéphanoise est essentiellement populaire et, à la notable exception de Marcellin Allard, on n’a guère conservé que le souvenir d’une littérature dialectale, particulièrement féconde entre la fin du XVIIe et le premier tiers du XXe siècle.

Il ne faut pas s’étonner de voir cette littérature fleurir jusqu’au début du XXe siècle. Tout s’y prêtait ; et tout particulièrement l’existence, par nécessité, d’un vocabulaire professionnel uniquement dialectal.

Au XIXe siècle, la littérature populaire dialectale dépasse le stade de la complainte pour devenir plus revendicatrice et politique. Après Babochi, le Caveau Stéphanois, créé sous la IIIe République, fut un creuset de poètes ouvriers (notamment Antoine Roule puis Johannès Merlat).

« Le Gaga »
Sculpture en terre cuite vernissée – Emile Duhousset (1846)

La formation d’une conscience de classe

Au delà de cette culture, le développement au XIXe siècle de formes d’exploitation infiniment plus contraignantes qu’auparavant, par la modification des structures de production va renforcer les solidarités ouvrières jadis affaiblies par l’abolition du système des corporations. L’aggravation des conditions de travail est rendue ici de façon spectaculaire par les nombreuses catastrophes minières.

La création de nombreuses institutions sociales, mutualités et syndicats fut l’aboutissement de grands sacrifices. Les revendications du mouvement ouvrier étaient fréquemment réprimées dans le sang. Les premières grèves furent particulièrement dures, notamment celles des passementiers et des mineurs en avril 1834 (six morts) et en 1846 (plusieurs morts), de nombreux blessés et condamnés à la prison.

 

« Poeura Bazanna », complainte en parler stéphanois
La basane est le tablier de cuir du forgeur – Carte postale, début XXe s.

 

De ces militants anonymes des nouveaux Droits de l’Homme, ceux d’une « République sociale », vont surgir quelques figures : la plus représentative est celle de Michel Rondet (1841-1903), né à La Ricamarie, entré à la mine à l’âge de neuf ans. Il imposa la création d’un caisse de secours puis créa la « Fraternelle des Mineurs ».

La grève qui éclata le 10 juin 1869 à Firminy fut organisée par « La Fraternelle » qui était devenue une véritable organisation syndicale, au-delà de ses objectifs mutualistes. Le 16, au hameau du Brûlé (La Ricamarie), l’armée tira et fit treize morts dont une femme, un enfant et une cinquantaine de blessés. Soixante-douze mineurs furent emprisonnés (dont Michel Rondet). On estime que 18.000 mineurs du bassin étaient alors en grève. Le 26 juillet, les mineurs obtinrent des avancées significatives : journée de huit heures pour les mineurs de fond, centralisation des caisses de secours et participation des mineurs à leur gestion.

La combativité des Stéphanois se traduisit par le rejet de l’Empire au plébiscite du 8 mai 1870 (13.827 voix contre 4.958) tandis que le 2 juin, jour de l’ouverture de la campagne électorale pour l’élection des conseillers généraux et d’arrondissements, éclatait une grève aux Forges et Aciéries de Saint-Etienne. A la suite de la victoire de l’opposition, un mois avant le début de la guerre, le conseil municipal de St-Etienne fut dissous.

C’est ainsi que le mouvement communaliste eut un fort impact, se traduisant notamment par l’envahissement de l’Hôtel de Ville le 25 mars 1871.

Malgré l’échec de la République « sociale », l’instauration de la IIIème République vit aboutir la structuration du mouvement ouvrier en syndicats : en 1883, les représentants des 110.000 ouvriers mineurs de France, réunis à Saint-Etienne, désignent Michel Rondet comme secrétaire général de la Fédération des travailleurs de la mine. La loi du 11 mars 1884, défendue par les élus socialistes, reconnaît enfin la légitimité du droit syndical. Après Paris et Marseille, la Bourse du Travail de Saint-Etienne est créée en 1889.

C’est à cette époque que se développent de multiples initiatives en faveur de l’aménagement des conditions de vie, relayant le paternalisme d’un patronat qui a depuis longtemps choisi de ne pas laisser le terrain social aux seules initiatives ouvrières. Le père Volpette est à l’initiative des « jardins ouvriers » et le pasteur Pierre-Louis Frédéric Comte, par ailleurs républicain convaincu, est le précurseur des colonies de vacances.

Le père Volpette, fondateur des jardins ouvriers
Photo anonyme, début XXe s.

 

Une nouvelle étape est franchie avec la création à Saint-Etienne, le 7 février 1892, de la Fédération des Bourses du Travail de France. Ces bourses du travail n’ont pas seulement pour but d’assurer une meilleure coordination syndicale mais sont aussi des lieux de culture et d’éducation. On sait que ce mouvement aboutit à la création, à Limoges, le 23 septembre 1895, de la Confédération Générale du Travail (C.G.T.) que le patronat qualifiera d’ « Etat dans l’Etat ».

Face aux grandes fédérations d’industries généralement marxisantes, le patronat et plus généralement l’opinion bourgeoise sont effrayés par la tendance syndicale dominante d’alors, l’ « anarcho-syndicalisme », représentée surtout au sein des petites fédérations et syndicats corporatifs. Ce mouvement est notamment porté par Benoît Malon, originaire de Précieux, près de Montbrison, théoricien du mouvement anarchiste avec Elisée Reclus. Il évoque aussi le plus célèbre Saint-Chamonais, François Koenigstein dit Ravachol, qui mourra sur l’échafaud.

Deux grèves particulièrement intenses viendront marquer le tournant du siècle : celle des passementiers de décembre 1899 à février 1900 et celle des métallurgistes du Chambon-Feugerolles de décembre 1909 à mars 1910 – qui aboutit à la reconnaissance par le patronat des délégués syndicaux. Benoît Frachon, futur secrétaire général de la C.G.T.U. en 1933, puis de la C.G.T. à partir de 1947, fut l’un des artisans de cette lutte.

Il est par ailleurs à noter que c’est à Saint-Etienne, en 1918, qu’un congrès de militants syndicalistes appela à une grève générale pour la cessation des hostilités.

Les dissensions au sein du mouvement ouvrier créées par les conséquences de l’Union sacrée verront outre la création du Parti communiste français, scission du parti socialiste, celle de la C.G.T.U., le 25 juin 1922, à la Bourse du Travail de Saint-Etienne. Les effectifs de la C.G.T.U. s’élevèrent rapidement à 500.000 syndiqués contre 375.000 à la C.G.T. et cela dans le contexte d’un mouvement social affaibli. Les années 1922 et 1924 furent cependant actives dans la région stéphanoise.

Saint-Etienne fut la première grande ville à élire une municipalité de Front populaire, en avril 1935, plaçant aux côtés du maire socialiste Louis Soulié le communiste Barthélémy Ramier. Suite aux mouvements de 1936, la Manufacture d’armes et cycles de Saint-Etienne connut une grève de cent jours en 1937 pour réclamer la mise en place de la convention collective des travailleurs de la métallurgie.

Hormis ses manifestations les plus spectaculaires, la nature émancipatrice du mouvement social a ainsi été outre un outil de reconnaissance de la grande masse de la population, un facteur de cohésion sociale, d’intégration de la main d’oeuvre immigrée. Il a progressivement imposé à l’Etat la mise en place d’une politique sociale. Du front populaire à Mai 68, les conquêtes syndicales ont une portée nationale, soutenues par une forte opposition politique aux régimes en place, malgré d’importantes divisions syndicales.

La désindustrialisation, les mutations de l’organisation du travail, l’explosion de la productivité et l’accroissement du niveau de vie vont profondément modifier la structure et les repères de la forme de prolétariat née au XIXe siècle. Dans le bassin stéphanois, confronté à la fermeture des mines et au déclin de la rubanerie, la lutte syndicale s’apparente alors à un mouvement de résistance impuissant face à des restructurations décidées au niveau de l’Europe. Ces mutations, présentées comme inéluctables, ne semblent pourtant pas se traduire comme par le passé par une reconversion permettant, comme depuis cinq cents ans à Saint-Etienne, la transmission des savoir-faire industriels.

En-tête : sortie des usines de la Manufacture nationale d’armes (détail) – collection privée

[cite]

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